Sonic Youth – Daydream Nation

Publié par le 12 novembre 2018 dans Chroniques, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Enigma, 18 octobre 1988)

Que celui qui était teenager dans les 90s et n’a pas vécu son dépucelage rock par Nirvana lève la main. Personne, évidemment.

Après cela, vous êtes comme tout le monde, vous avez écouté tout ce qui venait de Seattle et vous avez jeté une oreille sur tout ce que le blondinet revendiquait comme influences (et il était assez loquace sur le sujet).

Parmi celles-ci, le nom de Sonic Youth revenait avec insistance. Un nom qui, forcément, vous disait déjà quelque chose mais que vous aviez toujours prévu d’écouter, repoussant régulièrement l’échéance, un peu comme le bouquin “sûrement passionnant” offert par votre oncle il y a 3 Noël de cela, mais sans doute un peu chiant aussi. Et puis, un jour vous vous êtes jetés à l’eau. Suivant les conseils avisés de rockeurs qui en connaissent un rayon sur l’alternatif, vous êtes allés choper le CD de Daydream Nation au rayon alternatif (parce que le vinyle était mort et le mp3 pas encore né). Et là… le bide.

Il y a bien “Teenage Riot” auquel vous avez de suite accroché, parce qu’elle est fantastique d’efficacité avec son riff qui tourne en boucle sur l’intro, “Spirit desire… we will fall” et compagnie. Puis ce démarrage en trombe totalement jouissif. Vous avez bien capté ce qui plaisait à Kurt et vous vous êtes dit que ce groupe pourrait peut-être même détrôner le sien dans votre cœur… avant de déchanter devant la suite du menu, trop radical pour vos petites oreilles mal formées. Mais c’est normal, vous êtes humains. Le connard qui vous a dirigé vers Daydream Nation aurait dû privilégier Goo ou Dirty, portes d’entrée bien plus aguicheuses.

Vous avez trouvé en Daydream Nation tout ce que Nevermind (et sa prod) avait gommé en Nirvana (au grand dam de Cobain). Nul compromis ici et de quoi flipper sévère quand on est jeune ado rebelle simplement désireux de bouffer du gros riff de la mort et du refrain qui tue.
Ce qui vous a effrayé c’est l’absence de structures couplets/refrain, les mélodies sont là mais elles s’effacent bien souvent au profit du bruit et de l’expérimentation. Les guitares se croisent, échangent, s’entrechoquent, le calme précède les récurrentes tempêtes (“Cross The Breeze”), les morceaux s’étirent, le tempo fait le yoyo, le chant déboule au bout de deux ou trois minutes, Kim Gordon parle d’ailleurs plus souvent qu’elle ne chante… Et quand elle se décide à chanter, elle le fait mal. Les amplis sont dans le rouge, les cordes vocales aussi et les accordeurs sont pris de panique.

Lee Ranaldo déclame des vers sans queue ni tête* (“Eric’s Trip”) au milieu d’un grabuge de tous les diables et d’une wah wah incontrôlée. Vous ne comprenez pas ce qui vous arrive et vous vous êtes jurés de ne plus écouter ce satané blondinet (en même temps, si vous aviez tenté Flipper ou Melvins avant, ça vous aurait servi d’avertissement). Ce n’est pas parce qu’on perd son dépucelage avec une fille facile qui a tout pour plaire qu’on est prêt à s’attaquer à tout ce qui bouge et notamment à des personnalités bien plus complexes et retors.

Ça c’était avant… Depuis vous avez mûri, vous avez du poil au menton et vous pouvez désormais faire le cake. Ce ne sont pas des guitares désaccordées, désordonnées et dissonantes qui vont vous faire peur. Et aujourd’hui, vous vous demandez bien ce qui vous a rebuté dans ce disque tant il a tout ce qu’il faut pour rendre taré, au sens positif du terme (oui, il y en a un). “Silver Rocket” et son énergie punk, Thurston qui débite son texte comme s’il avait un flingue sur la tempe et ce pont bourré de larsens avant que Steve Shelley ne donne le signal pour repartir en bourrinant sur ses fûts. L’incroyable “Cross The Breeze”, nerveuse en diable, prête à imploser durant près de 2 minutes d’une cavalcade insensée (menée par une session rythmique on fire) avant de laisser les guitares tisser leurs toiles, mêlant grâce et disgrâce, et d’entendre débouler Kim qui VEUT savoir (“i wanna knoooow »). Vous aussi, vous vouliez savoir. Maintenant vous savez et vous en voulez à votre moi immature d’avoir été si prude.

Après avoir tant bien que mal traversé The Breeze, on tente de réitérer avec le bridge de “The Sprawl”, qui, lui, dure une éternité, avant de se rendre compte qu’on ne reviendra jamais d’où l’on vient, qu’on n’a plus qu’à sortir gentiment par la porte de derrière avec une outro qu’on n’avait pas vue venir. On ne voit rien venir sur ce disque, c’est aussi ça l’art de Sonic Youth : déboussoler en permanence l’auditeur. Déboussolé, le groupe aurait pu l’être en confiant la production à Nick Sansano, qui jusque-là avait fait ses gammes auprès d’artistes… hip hop ! Ce n’est pas un hasard, Daydream Nation paraît à la fin du règne de Reagan et bon nombre de ricains en ont plein le dos. Le groupe souhaite retrouver l’immédiateté et l’agressivité propres aux brûlots contestataires et Sansano a enregistré avec Public Enemy, Ice Cube, Run DMC… pas que des Mcs à l’eau de rose, donc. La collaboration sera fructueuse, dépassant les espérances du groupe. Sonic Youth ne renie rien, ne bride pas sa soif d’expérimentation mais il entrouvre très légèrement la porte pour que les plus audacieux puissent s’y aventurer. N’ayez crainte…

Avec “Total Trash”, les riffs nous veulent du bien et nous attirent aisément dans leurs filets… Constat valable si le morceau avait duré 3 minutes, évidemment il s’étire derrière en une lente agonie guitaristique. Sinon c’est pas drôle. Des traquenards comme celui-ci, Daydream Nation en regorge.

Guidés par la lueur rassurante d’une “Candle” qui vous promet l’innocence pop (et vous renvoie à la magnifique pochette empruntée à l’œuvre de Gerhard Richter), vous vous prenez encore un six tonnes sur la tronche et de la saleté imprégnée dans tous les recoins. Pour parachever le triomphe/malaise, les bruyants New-Yorkais nous calent une trilogie finale oscillant constamment entre les attraits mélodiques et la rugosité noisy. Le fil est ténu, on bascule tantôt d’un côté puis de l’autre mais on ne tombe jamais. Il y a toujours un membre de Sonic Youth pour nous rattraper, un sourire bienveillant au coin des lèvres. Bien conscient que l’initiation est rude mais essentielle. Bien conscient que ce Daydream Nation qu’ils ont produit là est un tournant. Pour eux comme pour nous. Sonic Youth s’ouvre alors à des horizons qui lui semblaient bouchés, s’offre à des oreilles qu’il pensait inadaptées. Il va même s’attirer les faveurs d’une major… Impensable ! Sonic Youth n’est plus (seulement) une musique de snobs, elle va soudainement devenir tolérable. Après un temps d’adaptation certes, surtout pour les boutonneux fans de Nirvana qui débarquent après coup comme des fleurs, mais à un cercle allant bien au-delà des mecs qui vont à des colloques de 6h de Glenn Branca (RIP).

Il y a donc plus simple que Daydream Nation pour pénétrer l’univers de Sonic Youth, mais pour le groupe c’était un premier pas. Un pas vers Goo et Dirty. Un pas vers les chansons, les singles. Un petit pas pour Sonic Youth, un grand pas pour le rock indé.

Jonathan Lopez


*en réalité inspiré d’un monologue sous LSD dans un film d’Andy Warhol, comme Lee Ranaldo nous le racontait l’an passé.

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