La Rumeur – L’ombre sur la mesure

Publié par le 1 février 2013 dans Chroniques, Incontournables, Toutes les chroniques

(EMI, 12 avril 2002)

Au début des années 2000, le rap français tire la gueule. Le constat est rude mais réaliste. Les piliers (NTM, IAM, Assassin, Ideal J…) n’ont plus grand chose à dire et se reposent sur leurs acquis sortant des live ou compils pour se remplir les fouilles.

Après un passé glorieux, désormais lointain, est venue une sombre période qu’on pourrait baptiser « l’époque Skyrock » marquée par l’avènement de groupes en bois préférant renier les origines contestataires du rap pour aller lorgner du côté du R&B le plus putassier.

Clairement, on nage en plein marasme. On cherche une issue mais la meilleure solution semble être de ressasser nos vieux classiques et d’écouter ce qui se fait outre-Atlantique. Heureusement, il reste des résistants qui préfèrent opter pour l’authenticité et ignorer l’appât du gain. Parmi eux, La Rumeur, groupe composé de quatre MCs : Ekoué, Hamé, Philippe (Le Bavar) et Mourad (Le Paria) ; et deux DJs : Soul G et Kool M.

La Rumeur sévit dans l’ombre depuis 1997 avec la sortie d’une trilogie de maxis fort prometteuse et qui augure d’un avenir radieux au milieu de la soupe qu’on nous sert et qu’on n’a pas fini de bouffer.

Rapidement, le groupe est pris sous son aile par Noir désir , et notamment leur guitariste Serge Teyssot-Gay, très sensible aux textes de La Rumeur. En 2002, après la sortie de leur premier album, il les invitera à faire leur première partie lors de la dernière tournée de Noir Dèz et collaborera avec eux sur leurs albums suivants.

Une amitié qui en dit long sur la mentalité de La Rumeur et marque bien leur différence avec la plupart des autres rappeurs français plus attirés par les paillettes. Pendant que Doc Gynéco s’acoquine avec Sarkozy et que Joey Starr, autrefois porte-drapeau d’un rap sans concession, se pavane sur tous les plateaux télé et fait ami-ami avec Johnny, La Rumeur est loin de tout ça…

En 2002 donc, sort leur premier album L’ombre sur la mesure. Et là, ça change de ce qu’on a (désormais) l’habitude d’entendre : point d’histoire à la mords-moi l’nœud, d’égotrip à deux balles et autres daubes mielleuses. Non, du rap, du vrai. Un rap conscient, politisé, qui dénonce les injustices et relate le quotidien peu reluisant des laissés pour compte. On oublie les artifices.

Ekoué rappelle dans “Le Prédateur isolé » que son groupe se place au-dessus de la meute des vendus qu’il accable sans prendre de pincettes « La Rumeur, groupe censuré, ce n’est pas une surprise ! Si ça peut rassurer les gros pédés qui ne rappent plus que pour le show biz, c’est sans équivoque, à notre époque, c’est grave. Je lirai leur testament en leur montrant leur cadavre déchiqueté au rasoir. Les réfractaires à mes rimes pourront aller se rasseoir sur d’incandescentes braises, avec ce bel hommage rendu à la chanson française. »

Les instrus, signées Soul G et Kool M, sont souvent très cinématographiques et se révèlent parfaites pour épouser les textes des quatre MCs qui sonnent comme des récits. De sombres récits, on n’est pas là pour rigoler. Sauf si on apprécie l’humour noir (« Les petites annonces du carnage » qui traite avec beaucoup de cynisme de la marchandisation de l’humain…).

Certains morceaux sont teintés d’ambiances jazzy mélancoliques (« L’ombre sur la mesure », « Le coffre fort ne suivra pas le corbillard », « Le cuir usé d’une valise »), très old-school finalement. Le rap bling-bling est à des années lumières, ici ça sent le vieux vynil, le sample subtil, le tout est d’une grande finesse et se déguste tel un bon cigare.

Mais le gros point fort de l’album, c’est la qualité des textes. On sent que tout est très travaillé, pas de rime facile ou de tic de langage agaçant. Le savoir est une arme et La Rumeur le démontre avec une maturité étonnante, prouvant qu’on n’a pas affaire à une bande de décérébrés énervés qui jouent au gangster (Ekoué et Hamé sont d’ailleurs bardés de diplômes). Le message n’en est que plus percutant.

La Rumeur préfère la subtilité à l’agressivité, usant parfois de métaphores pour traiter de thèmes qui leur tiennent à cœur. Comme sur « Le cuir usé d’une Valise » où l’on suit le parcours d’une valise pour mieux illustrer les déboires des immigrés, les espoirs, les désillusions… « Je suis allé faire parler le cuir usé d’une valise entreposée sous la poussière terre d’une vieille remise. Des gerçures crues l’ont balafrée de part en part, une étiquette fanée rappelle son premier départ, et janvier 53 l’a tatoué d’un plein cap sur le froid. Au fond de ce bagage, pas d’invitation au voyage mais la plaine de Ghilizane qui pleure un fils parti gagner le droit de ne plus errer affamé. »

Les membres du groupe revendiquent un « rap de fils d’immigrés », le thème est donc forcément très récurrent sur l’album. Saluons l’exceptionnel « 365 cicatrices » signé Le Bavar qui en tant que « descendant de coupeur de canne » revient en à peine 1 minute 35 sur l’esclavage, le colonialisme et l’exploitation des immigrés. « Ils étaient fiers, enrôlés tirailleurs, et en fin de guerre tu as su comment leur dire d’aller se faire voir ailleurs. Et qui on appelle pour les excréments ? Des travailleurs déracinés laissant femmes et enfants. Et ces traditions qu’ils sauvegardent, en y repensant, j’ai de la peine pour ces noirs teints en blond pour faire blanc. S’ils savaient que pour être libre fallait courir, ne pas se faire couper les jambes par celui qui veut tout asservir. Y’a des chaînes qui nous maintiennent au bas de l’échelle, et pour que ça change faudrait attendre que la banquise dégèle. »

La Rumeur n’oublie pas de convier la fine fleur du rap hardcore underground (Casey, Sheryo, Le Téléphone arabe) sur « À les écouter tous ». Et à entendre cette joyeuse bande brandir fièrement l’étendard du « vrai » hip hop, on se dit : « putain, le rap français n’est pas mort. » Il a même un avenir.

Sur « À 20 000 lieues de la mer » pour une fois l’instru, toujours très réussie, se veut plus enjouée. Ekoué y relate le quotidien de son enfance pas toujours palpitante dans les Yvelines (« Ma ville c’est un peu comme Tchernobyl, même les chats dehors se font chier à mort. Aujourd’hui, visiblement rien ne change, si ce n’est que l’ennui augmente comme le prix de la Carte Orange »).

« Le silence de ma rue », est annonciateur des albums suivants de La Rumeur. L’instru est plus percutante et Le Bavar crache sa rage avec une conviction indéniable. Le refrain (« peux-tu entendre le silence de ma rue ? » avec les sirènes de police en fond sonore) annonce l’émeute. Elle viendra sur le deuxième opus Regain de tension.

Difficile de ne pas être conquis par la plume des quatre MCs de la Rumeur. Le ministre d’intérieur de l’époque (un certain Sarkozy) apprécia moins le talent d’écriture d’Hamé, coupable d’avoir dénoncé des bavures policières dans un article du fanzine accompagnant la sortie de l’album, ce qui lui vaudra une assignation en justice pour « diffamation publique envers la Police nationale ». S’enclencha alors un marathon judiciaire qui durera huit ans face à celui qui allait devenir président de la République (et qui visiblement n’avait rien de mieux à foutre). Après moult relaxes et pourvois en cassation, Hamé finira par obtenir définitivement gain de cause. Une victoire pour la liberté d’expression et une preuve que quand les rappeurs ont des choses à dire, les politiques font parfois dans leur froc.

Le rôle premier du rap, musique de ghetto, n’est-il pas de se poser en porte-parole des sans voix, de jeter un pavé dans la mare, de déranger les puissants ? Certains l’ont trop vite oublié, La Rumeur l’a rappelé à tous. Avec grand talent.

On sort grandi de l’écoute de L’ombre sur la mesure, qui se dévore comme un bon roman, et s’impose comme le plus grand album de rap français du XXIe siècle.

JL

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