Lou Reed – Ecstasy

Publié par le 14 avril 2020 dans Chroniques, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Warner Music International, 4 avril 2000)

Ce disque, le dernier véritable album studio de Lou Reed, a vingt ans ces jours-ci, mais mon histoire avec ce disque en a seize. Tout commence à Benicassim en août 2004. Cette année-là, le festival, qui fêtait ses dix ans, proposait une programmation de rêve. Jugez donc : Einstürzende Neubauten, Kraftwerk, Pet Shop Boys, Teenage Fanclub, Lambchop, Love, Brian Wilson, The Dandy Warhols, Lambchop, The Chemical Brothers, Spiritualized, Morrissey… ah, non, pas Morrissey, celui-ci s’était décommandé à la dernière minute, à tel point qu’on entendait ses musiciens faire la balance. Quel dommage, pourtant, il se murmurait qu’il revenait avec son meilleur album à ce jour, You Are The Quarry – si je suis encore dans les parages dans quatre ans (pour ses 20 ans, donc), je vous raconterai peut-être pourquoi je le considère comme l’un des plus faibles de sa discographie, mais bon, passons… L’un des amis avec qui j’avais fait le voyage vient me dire que ce n’est pas bien grave, qu’il se murmurerait que Lou Reed, qui devait monter sur la grande scène juste après l’ex-Smiths, était en grande forme, tournant avec l’un de ses meilleurs groupes. Et pourtant, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Entendons-nous bien, je pense être fan de Lou depuis à peu près tout le temps. Si mon père n’avait pas de disque du Velvet dans sa pourtant vaste collection, Reed avait très vite fait partie de mon univers musical. Lou Reed Live, collection méconnue de morceaux tirés de la même tournée que Rock’n’Roll Animal, fut l’un de mes premiers vinyles. C’était un exemplaire de médiathèque acheté d’occasion à Pézenas, dans l’Hérault. Jusqu’à ce que je le nettoie récemment, il y avait encore le petit compartiment scotché permettant d’y insérer la carte d’emprunt. Bref, je connaissais bien Lou Reed mais j’avoue que je n’aurais pas misé trois kopeks sur cette prestation « de vieux ». Après quelques ritournelles que je ne connaissais pas, Reed et son groupe (Mike Rathke à la guitare rythmique, Tony « Thunder » Smith à la batterie, Fernando Saunders à la contrebasse électrique et Jane Scarpantoni au violoncelle) nous ont asséné quelques uppercuts, une version fleuve de « Venus In Furs », un tonitruant « The Blue  Mask », une tripotée de tubes (« Satellite of Love », « Perfect Day », « Sweet Jane ») et, en rappel, « Walk on the Wild Side » (pas joué si souvent si l’on regarde les setlists de l’époque). Et Lou avait même souri. Sans déconner. D’admirateur, je passais à fan transi ce soir-là (j’ai sa tronche tatouée sur l’épaule gauche, si vous voulez tout savoir). Un mois plus tard, lors d’une soirée parisienne, je me heurtais à un journaliste d’un mensuel indie rock qui, alors que je lui disais tout le bien que j’avais pensé de ce concert, me rétorqua « ah, donc, tu dois aimer des merdes comme Simple Minds ». Bon, passons.

Lors de ce concert, le morceau qui m’impressionna le plus ne fut pourtant pas l’un de ceux que j’ai mentionnés plus haut mais une chanson issue de son disque le plus récent d’alors, « Ecstasy », ballade un peu inquiétante sur laquelle Reed ressassait un peu tous ses thèmes habituels mais surtout l’occasion de sortir un superbe solo à la fuzz. Car oui, on l’oublie souvent, mais quand Lou s’en donne la peine, il a vraiment un son de guitare sublime, et c’est lui qui assure régulièrement les leads. Je me mis donc en quête de me procurer l’album du même nom aussi vite que possible et comme je finis par le trouver sur mon lieu de vacances, j’eus donc plusieurs semaines pour n’écouter pratiquement que ça. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut cependant commencer par un avertissement. Le Lou Reed du Velvet, celui dont les quatre disques inauguraux ont plus ou moins inventé l’abécédaire de tout l’indie américain des années 80 et 90, de sa version arty sur VU & Nico au Stones sous acide de Loaded en passant par le garage rock bruitiste de White Light White Heat, ce Lou-là est parti depuis bien longtemps. Ses dernières traces se trouvaient peut-être sur The Blue Mask mais même cela me semble douteux. Si Reed avait retrouvé une indie credibility en s’associant au Voivoid Robert Quine, il n’avait jamais cessé de vouloir s’entourer de musiciens très compétents, requins de studios et jazzmen aguerris. Le mulet qu’il se mit à arborer à la fin des années 80 n’était pas son seul élément uncool : on peut citer aussi son goût pour la basse sans frettes et les grattes de luthier immondes, et d’une manière générale, pour une esthétique jazz rock qui avait de quoi faire fuir les fans du VU de la première heure. Seulement, voilà, au milieu des années 90, Reed s’était stabilisé, tant dans sa vie privée que dans son esthétique musicale. Reformation relativement réussie du Velvet, une série d’albums plutôt bien reçus par la critique, une image de héros en Hongrie post-soviétique, où il s’affiche avec le président Vaclav Havel : Reed est enfin devenu respectable. Sur le plan personnel, après avoir vécu une relation durable avec Sylvia Morales, il fait la rencontre, par l’intermédiaire du jazzman John Zorn, de la musicienne Laurie Anderson. Le coup de foudre est immédiat et Reed passera les vingt dernières années de sa vie avec elle. Le premier disque issu de ces circonstances est Set The Twilight Reeling. Doté d’un de ses plus beaux sons de guitare, Reed s’y montre léger, endossant son rôle de « NYC Man ». Ecstasy se situe dans la même esthétique. On y trouve donc pour le cœur basse/guitare/batterie/violoncelle le groupe que j’ai mentionné pour le concert de Benicassim ainsi que tout un cast de musiciens additionnels, la plupart d’entre eux étant issus de la scène jazz new-yorkaise. Si la production, assurée par Reed et Hal Willner est très claire et met bien en évidence la qualité des musiciens, on ne peut pas non plus dire qu’il y ait grand chose qui dépasse. Les sons de guitare sont fabuleux, la basse de Fernando Saunders jouant des licks aigus qui viennent compléter le râle new-yorkais de Reed. Qu’est-ce qui fait alors d’Ecstasy un bon Lou Reed ? Tout simplement des compositions qui, à l’instar du morceau-titre, renouent avec la nervosité de The Blue Mask, tant dans l’interprétation vocale que dans des textes qui parlent tous de dépendance et de relations conflictuelles d’une manière assez imagée. Un morceau particulièrement commenté est « Like a Possum », une sorte de drone de 18 minutes, sur lequel Reed parle essentiellement de sexe en se comparant à l’animal du titre. On peut cependant préférer des morceaux plus apaisés, en apparence du moins, comme « Tatters » ou « Modern Dance », parlant tous deux de la déliquescence d’un couple. « Rock Minuet », l’une des plus belles réussites du disque, rappelle « Street Hassle » (sur l’album du même nom) de par son univers glauque (il y est question de prostitution, de sado-masochisme et d’asphyxiophilie) tranchant avec la joliesse des arrangements de cordes. On peut se demander pourquoi Reed avait choisi de revisiter la plupart de ses thèmes les plus anxiogènes sur ce disque au moment où sa vie sentimentale semblait au beau fixe et ses démons loin derrière. Peut-être ne s’agissait-il que d’un exercice de style lui permettant d’offrir l’un de ses disques les plus incisifs de fin de carrière ? Toujours est-il que malgré sa durée excessive, le disque fonctionne plutôt bien. Lou Reed se permet même de le finir avec ce qui aurait pu être un tube, un « Big Sky » optimiste et mélodique.

Je ne voudrais cependant pas survendre Ecstasy, ne pas donner à croire au lecteur qu’il va découvrir ici une perle méconnue, un chef-d’œuvre de fin de carrière de la trempe de Blackstar ou même, pour rester chez Bowie, un disque incompris qu’il faudrait absolument réhabiliter comme Outside. À l’instar de son New York de 1989, Ecstasy nous présentait un Lou Reed familier, désormais rangé des bagnoles, nous proposant un disque solide de A à Z – une rareté dans une discographie qui mêle le pire et le meilleur, parfois au sein d’un même album. L’intérêt d’Ecstasy repose principalement sur le fait qu’il s’agit d’une collection de chansons extrêmement égales. S’il ne contient aucun hit, il ne souffre d’aucun moment honteux non plus, aucune excentricité telle qu’on rougirait en l’écoutant (et j’inclus ici « Like a Possum »). Pour cette raison, il offre une bonne porte d’entrée à des disques plus inégaux mais aussi plus radicaux dans leurs réussites comme dans leurs échecs. Comme je l’ai dit plus haut, Lou Reed ne refera plus en solo de disques de compositions originales avant sa mort. Il mettra en son des poèmes d’Edgar Allan Poe, sortira un très beau disque live (Animal Serenade), un disque pour faire de la méditation et enfin, dernier pied de nez artistique, ce scandaleux Lulu enregistré avec Metallica, et qu’il faudra bien que je finisse par écouter un jour.

Yann Giraud

Au moment de publier cet article, nous apprenions la disparition de Hal Willner à l’âge de 63 ans. RIP

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