Paradise Lost – Draconian Times

Publié par le 9 juin 2020 dans Chroniques, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Music For Nations, 12 juin 1995)

« The New Metallica! Paradise Lost! The Band You Need to Hear! »
Voilà ce que titrait le magazine Kerrang! en juin 1995 (la preuve en image) avec à sa une Nick Holmes, le chanteur de la formation de Halifax, Yorkshire. À cette époque, Paradise Lost était sur toutes les lèvres dans le milieu metal. Icon, leur quatrième album, qui les voyait sortir un peu plus du doom/death de leurs débuts et contenait les micros tubes « Embers Fire » et « True Belief » avait déjà attiré l’attention sur le groupe mais il se murmurait que le disque suivant les propulserait sur le devant de la scène metal britannique. Bien que n’étant pas signé sur une major mais juste sur un gros indépendant, Music for Nations, Paradise Lost semblait bien parti pour faire son Black Album. Paradise Lost ne s’était pourtant pas payé les services d’un Bob Rock. Le producteur de Draconian Times était Simon Effemey, qui avait déjà produit Shades of God et Icon. Cependant, le fait qu’il y ait déjà eu une grosse évolution dans le son et les compositions du groupe entre ces deux albums laissait espérer un nouveau virage stylistique. L’une des grandes caractéristiques de Draconian Times fut de décevoir ces attentes, mais de les décevoir en bien. L’album n’allait finalement pas tourner le dos à Icon. Si l’on veut vraiment faire une comparaison avec Metallica, on comparera les deux disques à Ride The Lightning et Master of Puppets, deux albums très semblables mais dont on sent que le second enfonce le clou du premier.

Sur Shades of God, Paradise Lost s’était présenté comme une usine à riffs. Le disque regorgeait d’idées mais peut-être au détriment des compositions. Avec Icon, Paradise Lost avait raccourci les morceaux, varié un peu plus les tempos et s’était mis à composer des chansons plus mélodiques, des versions musclées du rock gothique des Sisters of Mercy, tout en gardant la lourdeur du doom et une voix mi-claire, mi-gutturale du plus bel effet. Draconian Times répète tout cela, mais le fait mieux. Gregor Mackintosh, le guitariste et leader de la formation, a récemment déclaré préférer Icon car il lui semblait que Draconian Times était une redite. Je vais être obligé de le contredire : Icon est un très bon disque mais Draconian Times, lui, est l’un des dix meilleurs disques de metal de la décennie durant laquelle il est sorti, et ce n’est pas rien de dire cela d’une période qui a vu naître des disques comme Chaos A.D. de Sepultura ou In The Nightside Eclipse d’Emperor. Avec ce disque, Paradise Lost allait prendre un son prisé d’une poignée d’aficionados de gothic/doom et en faire quelque chose de beaucoup plus ambitieux que tout ce que les Anathema, My Dying Bride ou Candlemass, pour citer quelques-uns de leurs contemporains, auraient pu alors imaginer. Qu’est-ce qui explique donc la grandeur de Draconian Times ? Je me risquerai à mettre un élément en avant parmi d’autres : l’arrivée d’un nouveau batteur, Lee Morris, en remplacement de Matthew Archer. Ce dernier n’était pas un mauvais batteur et il avait su jusque-là accompagner l’évolution de son groupe mais Morris, lui, avait quelque chose en plus : il savait groover, quelque chose de totalement invraisemblable pour un groupe de Doom et qui fonctionne pourtant à merveille. Écoutez la plage 2, « Hallowed Land » et toutes les qualités de ce batteur sont ici concentrées, avec un mix de lourdeur, d’énergie et pourtant quelque chose de très sautillant en parallèle. Hormis le batteur, on a deux autres atouts importants : d’abord Nick Holmes. Jusque-là, son chant était intéressant mais avec ce disque, tout en gardant un chant très poussé, il se met à chanter, ou plutôt à hurler, dans le ton. C’est un type de chant sans doute très demandeur et Holmes ne va pas continuer bien longtemps dans cette veine. J’imagine que cela mettait sa voix en péril mais le résultat est là : sa toute première apparition sur le disque, « Ooooooh like a fever », vous retourne littéralement l’estomac. Le chant arrive à conjuguer puissance et expressivité. Enfin, le dernier atout, ce sont les chansons : du lyrisme dévastateur d’ « Enchantment » à la conclusion bouleversante que constitue « Jaded », toutes les chansons de l’album sont mémorables. Ça commence par une série d’uppercuts : « Hallowed Land », que nous avons déjà mentionné, suivi des deux singles… et quels singles ! « The Last Time », qui était le morceau le plus direct de Paradise Lost à ce jour, avec ses palm mutes et ce refrain accrocheur et simple « Heart beating for the last time » et puis « Forever Failure », cette ballade lourde et lancinante, annoncée par la voix de Charles Manson et que le groupe ressortira quelques mois plus tard avec un nouvel arrangement. Ce qui est formidable avec ces deux chansons, c’est à quel point elles sont immédiates et accessibles sans pour autant représenter une forme de compromission vis-à-vis des codes du metal. Oui, « Forever Failure » est une ballade, mais ce n’est pas « Winds of Change » ou « Nothing Else Matters » non plus. On sort du cliché de la ballade de métalleux taillée pour les radios et au final on assiste avec bonheur au moment où un groupe va trouver une voie vers un public plus large, non pas en mettant de l’eau dans son vin mais en perfectionnant un son qui lui ressemble. Paradise Lost ne s’arrête pas en si bon chemin : il livre ensuite le morceau le plus heavy de l’album avec « Once Solemn » qui rappelle, en plus maîtrisés, les riffs de Shades of God. Il y a d’ailleurs un peu plus loin une chanson qui porte le titre du troisième album de Paradise Lost mais elle ne sonne pas comme une outtake de cette époque-là : c’est une ballade lourde et introspective. La construction de l’album est d’ailleurs très intéressante. Si Draconian Times joue sur les contrastes sur la première moitié de l’album, enchaînant morceaux lents et morceaux rapides, il propose dans une deuxième partie une atmosphère sombre et mélancolique qui me fait penser à ce que donnerait une version metal de Disintegration. Car, effectivement, bien que Draconian Times reste esthétiquement un disque de metal du début à la fin, on sent que le groupe se situe dans la tradition de la pop mélancolique britannique, rappelant par ses mélodies les Cure et parfois même les Smiths. Gregor Mackintosh avouera même à cette époque son admiration pour The Edge et on sent en effet qu’il creuse un peu ce sillon-là. À deux ou trois soli près, il n’y a en effet pas de technique gratuite dans les guitares de cet album, mais un vrai travail sur la répétition et la profondeur du son. D’ailleurs, c’est tellement un climax dans la carrière du groupe qu’on peut dire que jamais plus les guitares de Mackintosh et de son compère Aaron Aedy ne sonneront avec cette force-là.

J’ai parlé de l’album, de sa force, de son tracklisting. Quid de sa notoriété, de son influence ? Comme je l’ai dit en ouverture de cet article, en 1995, tout le monde voyait Paradise Lost comme le prochain Metallica. Comme ces derniers l’avaient fait pour le Thrash californien, le groupe semblait capable de transcender le milieu qui l’avait vu naître (le British doom des Peaceville Three) pour aller vers le grand public. En ce sens, on pourrait parler d’un échec car Paradise Lost n’a jamais connu le succès de James Hetfield et consorts. Et en même temps, Draconian Times fut un triomphe critique et il fut plébiscité par tous les fans de metal. Malgré l’accessibilité de l’album, personne ne pensa sérieusement à traiter le groupe de vendus. Paradise Lost avait plutôt réalisé un crossover proche de Sepultura avec Chaos A.D., album qui imposa une signature sonore et s’éloigna du thrash/death des débuts, mais sans se trahir. En faisant cela, il s’offrait la possibilité d’une grande créativité artistique, une créativité telle que les Four Horsemen n’auraient jamais le loisir de pouvoir développer à partir du milieu des années 90. Quand des disques comme Load ou Reload apparaîtraient vite comme une impasse esthétique (impasse avec ses qualités, il faut quand même le reconnaître), les membres de Paradise Lost, eux, ne rouleraient sans doute jamais en voiture de luxe, mais ils seraient capables d’enchaîner avec deux disques lorgnant vers la pop électronique de Depeche Mode sans que leurs fans des origines ne le leur reprochent. De 1995 à 1999 environ, sans jamais vraiment réaliser le potentiel commercial qu’on espérait d’eux, Paradise Lost ferait mieux que cela : développer une véritable ambition artistique sur la durée et ouvrir son public à des musiques hybrides, mutantes et audacieuses. Au cours de ces quelques années-là, la scène metal autrefois « extrême » va devenir sous la houlette de Nick Holmes et Greg Mackintosh un vrai laboratoire d’idées. Tiamat, Moonspell, The Gathering ou Anathema sortiront tous des disques de plus en plus mélodiques tout en restant artistiquement crédibles et intègres. Si aujourd’hui, Paradise Lost existe toujours, en superbe forme et avec presque la même formation (seuls les batteurs sont éjectables, dans ce groupe), c’est sans doute parce que le groupe a su garder la tête froide et une capacité à suivre son chemin, avec un sens artistique aiguisé qui lui aura permis de ne jamais sortir un véritable mauvais album (même s’il y en a de meilleurs que d’autres dans sa discographie et un ventre mou au milieu des années 2000). Et c’est sans doute grâce au succès critique et d’estime de Draconian Times que tout cela a pu arriver.

Au-delà de sa valeur strictement « historique », je ne peux cependant pas terminer cette chronique sans évoquer celle que ce disque a pour moi. Il a littéralement changé ma vie de mélomane et bien que j’aie exploré bien d’autres genres musicaux que le Gothic/Doom ou même le metal depuis, il n’a cessé de m’accompagner au cours des vingt-cinq dernières années. J’ai formé un groupe avec des amis parce que ce disque a existé et que nous le vénérions. Nos premiers concerts commençaient toujours par une reprise de « The Last Time ». Aujourd’hui encore, les mélodies de cet album, la façon dont ses instruments sonnent, dont les musiciens qui jouent dessus semblent engagés dans ce qu’ils font, la mélancolie et le sentiment de plénitude qui s’en dégagent, le soin apporté à l’artwork (je n’en ai pas parlé jusqu’à présent mais quel magnifique objet, putain…) restent des boussoles incontournables et les critères à travers lesquels je perçois encore aujourd’hui toute la musique que j’écoute ou que je pratique (même quand c’est du jazz, du blues du désert ou de la country alternative). Pour tout cela : merci, les gens.

Yann Giraud

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